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Le Blog de Jonathan Fanara

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Turquie : trois points pour comprendre Taksim

Publié par Jonathan Fanara sur 6 Juin 2013, 20:14pm

Catégories : #International

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Le mouvement contestataire tient son égérie

 

 

Depuis vendredi dernier, tous les regards se braquent sur la Turquie. La République laïque, sise aux portes de l’Europe, connaît un mouvement de contestation de grande ampleur. En cause : la politique conservatrice menée par Recep Tayyip Erdogan, accusé de porter sur les fonts baptismaux l’islamisation de la société. Le projet immobilier défigurant le parc Gezi aura été l’allumette jetée dans le baril de poudre.

 

Place Taksim : l’histoire d’un mouvement arc-en-ciel. Vendredi dernier, alors que des manifestants s’élèvent pacifiquement contre la construction d’un complexe immobilier transformant le parc Gezi, les forces de police, visiblement irritées, réagissent de manière disproportionnée, usant notamment de gaz lacrymogène, de canons à eau et de matraques. Une répression brutale, au mieux inconsidérée, s’abat alors sur la place Taksim et met le feu aux poudres. Ces dérives, rapidement qualifiées d’« autoritaires », mobilisent un peu plus les Stambouliotes, qui réclament désormais un aggiornamento politique au sommet de l’État. C’est la réponse du berger à la bergère : devant la violence des autorités, les contestataires se doivent de jeter les griffes. La main tendue se mue en poing serré. Et plusieurs débordements viendront encore radicaliser les positions, tuant ainsi dans l’œuf toute tentative d’arrondir les angles. La police décide alors de se retirer de la place, tandis qu’Erdogan reconnaît à mots couverts la brutalité excessive des forces de l’ordre. Depuis lors, le calme (relatif) a repris ses droits et les deux camps semblent miser sur la résignation pour sortir de l’impasse. Un coup d’arrêt momentané qui permet en tout cas à la presse internationale de se pencher sur la sociologie du mouvement. Et c’est peu dire qu’il ratisse large, puisqu’il transcende tant les générations que les convictions religieuses et les sensibilités politiques. L’AKP a beau pointer du doigt une minorité active, volontiers assimilée au terrorisme, tout défenseur de la laïcité, de la liberté, du pluralisme et de la démocratie pourrait en réalité venir gonfler les rangs de cette vague contestataire qui embrase le pays. Contrairement aux révolutions arabes, nourries par une jeunesse désœuvrée, les rassemblements qui se font jour dans des dizaines de villes turques réunissent des universitaires, des militants du CHP – le parti d’Atatürk –, des artistes, des professeurs, des travailleurs ou encore des syndicalistes. Mais revenons à Taksim, l’épicentre du mouvement. Au menu : une bibliothèque improvisée, des concerts spontanés, la distribution (gratuite) de denrées alimentaires, des séances de lecture publique ponctuées de débats acharnés. Et le cadre n’a sans doute pas été choisi au hasard : la place revêt un caractère symbolique prééminent. Étroitement lié à l’avènement de la République, cet espace public fait office de marque de prestige pour l’ensemble de la nation turque, un lieu de liberté à la fois récréatif et culturel, entouré d’établissements de tout genre. Plusieurs gouvernements ont été embarrassés par les manifestations y étant organisées à l’occasion du 1er mai. Enfin, last but not least, à la fin des années 1990, alors qu’il était encore maire d’Istanbul, Erdogan a dû faire face à une vaste polémique découlant de rumeurs lui imputant la volonté d’édifier une mosquée au cœur même de la place. Ironie de l’histoire ?

 

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Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/

 

Une islamisation rampante de la société. En Turquie, une idée s’obstine : l’AKP aspirerait à l’islamisation progressive de la société. Il faut dire que l’analyse factuelle apporte de l’eau au moulin de ses adversaires. Ainsi, le gouvernement islamo-conservateur tient le pays en lisières et met en œuvre une politique au mieux équivoque, aidé en cela par des médias vassaux et une opposition réduite au silence. Mais peut-on pour autant parler de vieilles lunes islamistes ?  Les manifestants ont-ils raison d’agiter le chiffon rouge de la théocratisation des institutions ?  Outre les restrictions portant sur l’alcool et les polémiques soulevées à l’encontre de Turkish Airlines, le pouvoir en place a effectivement multiplié les dérapages. Pourquoi donner au troisième pont du Bosphore le nom d’un sultan ottoman – Sélim 1er – qui a massacré plus de 40 000 alévis (des musulmans libéraux issus du chiisme, fortement implantés en Turquie) ?  Comment expliquer cette mise au pas de l’armée, de la presse et de la justice, notamment via les affaires Ergenekon et Bayloz ?  Peut-on y déceler autre chose que le signe d’un pouvoir qui aspire à l’hégémonie, qui n’hésite en aucun cas à mettre sous les verrous ses détracteurs ?  Pourquoi autoriser – donc légitimer – le port du voile islamique dans certaines universités ?  Comment tolérer la condamnation pour blasphème du pianiste Fazil Say ?  Quid alors de la liberté d’expression ?  Que signifie vraiment cette interdiction de vendre des boissons alcoolisées durant la nuit ou à proximité des écoles et des lieux de culte ?  Et comment ne pas crier au scandale devant ces sournoises tentatives de limiter le droit à l’avortement ou de prohiber l’adultère ?  Pourquoi ces injonctions répétées portant sur la nécessité de faire au moins trois enfants ?  Et la suppression de la pilule du lendemain ?  Les contestataires de la place Taksim, à l’aune de ces éléments, ne pouvaient mésestimer la menace d’islamisation de la Turquie. C’est la raison pour laquelle ils tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme. D’autant plus que l’AKP ne s’arrête pas là : à l’école, en plus du cours de religion obligatoire, le nouveau programme prévoit l’enseignement optionnel du Coran. Le Premier ministre Erdogan ne cache d’ailleurs pas son ambition de former une « jeunesse religieuse ». De quoi rebuter laïcs et libéraux. Et ce ne sont certainement pas les centaines de journalistes, avocats, étudiants, militants politiques ou Kurdes qui croupissent en prison, accusés de « terrorisme », qui vont les rassurer. Petite piqûre de rappel forcément salutaire : avant même d’endosser le costume de Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan avait promis de construire des minarets dans tout Istanbul. Et on lui doit en outre cette citation à tout le moins déroutante : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats» Et si l’homme porté au pouvoir par la crise financière et l‘instabilité politique, celui qui est parvenu à multiplier par trois le revenu par habitant, celui qui a généralisé l’accès à l’éducation et à la santé, cherchait en fait à piétiner l’héritage kémaliste ?  Une question qui doit tarauder plus d’un républicain…

 

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Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/

 

Vers une révolution de palais ?  En l’absence du Premier ministre, en tournée au Maghreb, le président Abdullah Gül et le vice-Premier ministre Bülent Arinç ont tenu les rênes du pays. L’occasion pour eux de s’inscrire en faux contre Recep Tayyip Erdogan et de faire montre d’ouverture. Une manière aussi, peut-être, de se positionner en vue des futures échéances électorales. Les dissonances ont en tout cas foisonné au sommet de l’État, le président turc se permettant même de jouer des épaules pour mieux se poser en concurrent naturel de l’ancien maire d’Istanbul. Et quand on sait, en outre, qu’Abdullah Gül et Bülent Arinç sont réputés proches de la confrérie religieuse de Fethullah Gülen, un intellectuel et imam turc installé aux États-Unis, principale force d’opposition à Erdogan dans la mouvance politique musulmane, on peut légitimement se questionner quant à la stabilité du pouvoir en place. Pourtant, Gül et Erdogan ont longtemps été des compagnons de route inséparables, les deux étoiles montantes du parti Refah dans les années 1990. Ensemble, ils ont réinventé l’islamisme en fondant l’AKP, le Parti pour la justice et le développement. Mieux encore : en 2002, alors qu’Erdogan est toujours frappé d’une peine d’inéligibilité, Abdullah Gül occupe la fonction de Premier ministre. Mais, en 2007, quand ce dernier accède à la présidence en dépit des réticences de son « ami », la machine se grippe, la tension monte et l’hostilité se fait jour. Qu’on se le dise : les prochaines échéances électorales risquent encore d’exacerber un peu plus la rivalité qui oppose les deux hommes forts de l’AKP. Car, au terme de son troisième mandat, en 2015, Erdogan ne pourra plus prétendre au poste de Premier ministre. Il pourrait dès lors se rabattre sur une présidence revalorisée : en effet, pour la première fois, l’année prochaine, le titulaire du fauteuil résultera directement du suffrage universel. Le Premier ministre rêve de saisir l’occasion pour réécrire la charge, aujourd’hui essentiellement honorifique. Car si Ankara venait à adopter un régime à la française ou à l’américaine, voire un mélange des deux, il pourrait, en cas de victoire, conserver les commandes du pays. Un scénario que l’on croirait tout droit sorti de l’imagination d’un certain Vladimir Poutine. C’est dire…

 

 

Lire aussi :

Turquie : Erdogan s’attaque (encore) à l’alcool – LSV #8

Révolution en Syrie : deux tableaux parallèles

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