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Le Blog de Jonathan Fanara

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« Ed Wood » : rhétorique passionnée de l’échec

Publié par Jonathan Fanara sur 3 Avril 2016, 10:12am

Catégories : #Cinéma

« Ed Wood » : rhétorique passionnée de l’échec

Edward Wood a l’étoffe d’un personnage typiquement burtonien, en rupture avec son environnement, posté à la marge d’une société érigeant l’impératif en état permanent. Engagé sur le même créneau anticonformiste et hors-caste que Beetlejuice, Edward, Pee-Wee, le Pingouin ou encore le Cavalier sans tête, il détonne et s’inscrit à rebours d’une Amérique puritaine où rien ne peut émerger du cadre fixé par les conventions. Réalisateur précaire et inesthétique, Ed se montre prêt à tout envoyer paître, en un tournemain, au nom d’une conception du cinéma à la fois erronée et à contre-courant. Sa rhétorique, passionnée, est celle de l’échec rémanent, toile de fond d’un mélodrame surréaliste, existentiel, où l’inadaptation joue les premiers rôles. En privé, le braconnier ne se fait pas soudainement garde-chasse : secrètement travesti, il parade furtivement dans des tenues empruntées à sa compagne, penchant inavoué qu’il immortalisera toutefois dans un premier long métrage – Glen or Glenda? – aussi fauché qu’autobiographique.

 

Le cinéma fascine et enthousiasme Edward Wood de la même manière qu’il envoûte Tim Burton. On perçoit une résonance particulière, touchante et sincère, dans l’hommage dont se pare ce biopic pourtant irrévérencieux. Preux défenseur des films artisanaux, aux antipodes des minotaures hollywoodiens, Ed s’évertue à balayer d’un revers de main les critiques féroces qui s’abattent sur son œuvre, préférant tout ramener à ces petits riens qui lui apportent l’espoir d’une reconnaissance future. Entouré d’une troupe d’indéfectibles – un homosexuel fantasque, un lutteur suédois, un oracle aux prédictions saugrenues, une présentatrice télé congédiée, un chef opérateur daltonien et une poignée d’acteurs sans talent –, il multiplie les élans d’optimisme communicatif, exploite à foison les images d’archives, emprunte clandestinement des accessoires de cinéma et va jusqu’à extorquer des fonds à l’Église pour mener à bien ses projets. Réalisés à la sauvette dans des décors pathétiques, ses métrages, au premier rang desquels La Fiancée du monstre et Plan 9 from Outer Space, fleurent bon la précipitation et l’amateurisme, des caractéristiques à l’occasion sanctionnées par des hordes de spectateurs courroucés.

 

Ed Wood en dit long sur le Hollywood des années 1950, ses grognements affairés, ses sourires à demi effacés et son arrogance de matamore. Au cours de mises en abyme vertigineuses, Tim Burton sonde un milieu désireux de petits faiseurs capables de tourner des séries B dans l’urgence, fondement d’un art perverti qui consiste désormais à empocher gros sans trop se forcer. Obsédé par Orson Welles, « le pire réalisateur de tous les temps » cherche plus que jamais à marquer le cinéma de son empreinte, n’hésitant pas à faire baptiser l’ensemble de son équipe pour décrocher les financements nécessaires à son entreprise. Le tout prend forme dans un mélange parfaitement équilibré de fantaisie et de mélancolie, cocktail burtonien par excellence, conditionné par les partitions tressées d’Howard Shore, bonifié par la présence habitée de Patricia Arquette, Sarah Jessica Parker ou Bill Murray, et relevé par le noir et blanc nostalgique de Stefan Czapsky.

 

Comment ne pas voir dans la relation privilégiée qu’entretiennent Edward Wood et Béla Lugosi une allusion directe à la fascination qu’exerçaient sur Tim Burton les comédiens Vincent Price et Christopher Lee ? Campés avec maestria par Johnny Depp et Martin Landau, ces deux protagonistes, évoluant de conserve, constituent le second réservoir narratif du biopic, volontiers troué de trappes et de passages souterrains. Comment ne pas s’émouvoir quand le vieil acteur, devenu toxicomane, se traîne lamentablement dans la boue, en pleine nuit, pour les besoins de son ami, réalisateur de pacotille ? Ou lorsqu’il est question de suicide lors d’une séquence imprégnée d’urgence et de détresse, intense et singularisée par ses plans inclinés ? Cet attachement mutuel liant deux personnages tout en fêlures se conçoit véritablement comme le troisième poumon du métrage.

 

Ed Wood occupe une place de choix dans une filmographie pourtant bien fournie. Tourné à Burbank, dans la ville natale de Tim Burton, le film a d’abord vu la Columbia se désengager, avant que Walt Disney Pictures n’intervienne en mettant sur la table un budget circonscrit, le plus petit qu’ait connu le cinéaste depuis Pee-Wee Big Adventure. Initialement envisagé en tant que producteur, Tim Burton, très intéressé par le sujet, décida finalement de prendre les commandes du métrage, ouvrage auréolé de deux Oscars. Le scénario, rédigé en à peine six semaines par Scott Alexander et Larry Karaszewski, fait la part belle à « la négation de la réalité » d’Edward Wood, metteur en scène aussi affligeant que passionné, qui mourut à 54 ans sans le sou et oublié de tous. Pourtant, nonobstant la nullité légendaire de son personnage-clef, Burton pose sur lui un regard compassionnel dont les premiers effets se font sentir dès l’élaboration stylisée du générique. Une manière de saluer la singularité de l’œuvre woodienne, malgré les absolues limites, hâtivement objectivées, qu’elle porte en son sein.

 

 

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