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Le Blog de Jonathan Fanara

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« La Soif du mal » : les naufragés de la vertu

Publié par Jonathan Fanara sur 23 Novembre 2015, 22:12pm

Catégories : #Cinéma

Si le cinéma wellesien arbore le relief d'un massif montagneux, La Soif du mal pourrait en être le point culminant. Adaptée d'un roman de Whit Masterson et traversée de part en part par trois thématiques chères à Orson Welles, l'« épitaphe du film noir » entremêle une amitié doublement contrariée, une révélation graduelle de la nature humaine et une confiscation arbitraire de la loi, pervertie par un vieux commissaire véreux. Shakespeare n'étant jamais loin du réalisateur d'Othello, on perçoit des nuances de Macbeth en Hank Quinlan, le personnage principal, un gradé américain boursouflé et corrompu, chargé d'enquêter sur un attentat à la bombe ayant coûté la vie à un compatriote fortuné. La Soif du mal opère par ailleurs nombre de liaisons visuelles avec des pans entiers de l'oeuvre wellesienne. On y retrouve par exemple les plans inclinés et un traitement de l'espace déjà observés dans le Troisième Homme de Carol Reed, ou un usage de grands angles à courte focale de nature à amplifier la profondeur de champ et distordre l'image, procédé auparavant employé dans le mythique Citizen Kane. Le grand montage parallèle (trois personnages centraux, deux histoires croisées) et les variations exprimées dans la valeur des plans (longs/courts) conditionnent quant à eux des ruptures attentionnelles déjà largement répandues chez Orson Welles depuis 1941.

 

À ces attributs très typés s'ajoutent des tensions raciales et une double confrontation entre le peu scrupuleux Hank Quinlan (Orson Welles) et le haut fonctionnaire mexicain Mike Vargas (Charlton Heston), sur les terrains humain et professionnel. Les performances des deux comédiens, et en particulier celle, outrée, d'Orson Welles, confèrent au métrage une saveur particulière, quelque part entre le cynisme et la perdition. Tandis qu'il mène son enquête d'une main de fer, le commissaire Quinlan va voir, peu à peu, son sinistre passé remonter à la surface : mû par une conception privée et passionnelle de la justice, il entend (une fois encore) condamner le coupable présumé – un jeune Mexicain qui se serait vengé de l'inconsidération relative de son beau-père – au mépris des règles et procédures, personnifiant ainsi un système fascisant sur lequel trébuchent les principes les plus élémentaires. La fin ne devrait pourtant jamais justifier les moyens, et c'est bien en cela que réside la contradiction fondamentale entre Mike Vargas et son homologue américain. Deux manières d'exécuter un même ouvrage, l'une vertueuse, l'autre avilissante. Une dichotomie également à l'oeuvre dans l'opposition, symbolique cette fois, entre la pureté d'un jeune couple – Mike et son épouse Susan, campée par Janet Leigh – et les travers du milieu dans lequel ils doivent désormais évoluer – les turpitudes de quelques caïds locaux ; une ville-frontière sordide, peuplée de motels miteux et de boîtes de strip-tease, aux déchets balayés par le vent et aux bâtiments en voie de décrépitude.

 

Confinant parfois à l'hyperréalisme, La Soif du mal s'ouvre par un plan-séquence vertigineux, parfaitement synchronisé, où les mouvements de grue portent la caméra au coeur de l'action, changeant de sujet comme de point de vue, captant le caractère sinistre des lieux avec le même aplomb que les agissements sournois qui débouchent sur l'attentat à la dynamite. Après huit années d'errance européenne, Orson Welles revient donc à Hollywood pour y façonner un polar noir d'envergure, techniquement brillant et dominé par un monstre qu'il choisit de camper lui-même, maquillage et rembourrage à l'appui : Hank Quinlan, commissaire boiteux et ventripotent, porté tant sur la boisson que le mensonge, hanté par la mort de sa femme jusqu'à se laisser submerger par un mal inexpiable. Si le vieux policier dispose d'un flair sans commune mesure, il ne s'embarrasse en revanche d'aucun scrupule : il invente des pièces à conviction, se scandalise hypocritement des soupçons qui pèsent sur lui et laisse sur son passage, au besoin, des cadavres aux yeux affreusement exorbités – plan iconique s'il en est. C'est peut-être finalement Marlene Dietrich, grimée en gitane diseuse de bonne aventure, qui porte à son endroit le jugement le plus lucide, dévoilant toute l'ambivalence du personnage au travers de quelques phrases (« C’était un flic pourri, mais c’était un homme ! »).

 

Avec La Soif du mal, Orson Welles aura inspiré des cinéastes de la trempe de Stanley Kubrick, Francis Ford Coppola, Lars von Trier, Brian De Palma ou David Fincher. On peut même se demander dans quelle mesure la présence de Janet Leigh dans le fameux motel de Psychose n'intervient pas comme un lointain écho à ses mésaventures vécues dans le bouge dépeuplé de La Soif du mal. Il y a là, au moins, quelques similitudes troublantes. Quoi qu'il en soit, au-delà des questions de filiation cinématographique, l'« épitaphe du film noir » possède un lot de fulgurances copieusement garni : reflets et sons sculptant l'espace, cadrages tatillons, plongées et contre-plongées saisissantes, clairs-obscurs conçus en orfèvre par Russell Metty, effets sonores expérimentaux lors de la poursuite finale, perquisition filmée sous forme de plan-séquence dédaléen... Dessaisi par les studios Universal du montage alors même qu'il était titulaire d'à peu près toutes les fonctions sur le tournage – le drame se répètera d'ailleurs durant toute sa carrière –, Orson Welles s'insurgera dans un long mémo de cinquante-huit pages (!) tout en laissant des instructions qui seront à l'origine d'une quatrième version du film (!) plus conforme à ses attentes. Ainsi, intense et prodigieux, La Soif du mal démontre une énième fois l'immense talent d'un metteur en scène hors du commun, mais aussi – ne le négligeons pas – l'extrême clairvoyance de Charlton Heston, qui insista afin qu'Orson Welles prenne les commandes du polar et puisse immortaliser à jamais tant le pourrissement des sociétés que les frontières, désespérément poreuses, entre (in)juste, (il)légal et (im)moral.

 

 

Lire aussi :

"Inside Llewyn Davis" : la sacralisation du perdant

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